Un souffle de rapé épicé : terrains et dessins ocreux auprès des guérisseurs Basaa du Cameroun

Dariel Helmesi

Introduction

La sortie de Yaoundé fut turbulente. Sur le chemin peu éclairé, le coffre chargé du taxi rebondissait sur les ralentisseurs et renvoyait une onde de vibration par la semelle des pieds jusqu’au crâne de la tête. Écrasée entre les bagages, les corps et les sièges dans cette petite auto, j’attendais patiemment l’arrivée à notre résidence pour le séjour, le site ARAM (Association pour la Recherche en Anthropologie de médecine Traditionnelle).

J’étais déboussolée par le paysage nocturne de terre rougeâtre. Bien sûr, les conforts de ma vie canadienne allaient me manquer pendant ces trois prochaines semaines, oreiller, matelas confortable, eau chaude et courante, etc. Cependant, je ne m’attendant pas à passer mon séjour en perdant la peau des mains comme un serpent au moindre contact à l’eau, ni avec un bobo entre les orteils des pieds, et certainement pas sans les médicaments que j’avais apportés du Canada.

Ce n’est que lorsque j’ai ouvert ma valise (dont la fermeture avait été coupée pendant le voyage), que je me suis aperçue qu’une bouteille d’antimoustique à la citronnelle avait dégouliné juste à côté d’une petite boîte en étain où j’avais placé toutes les pilules nécessaires pour mes maux communs. Inutile d’essayer d’en sauver, les aspirines, tylénols, midoles, étaient presque toutes gonflées et poudreuses, d’autres étaient collants et puaient la citronnelle.

Mes soucis se multipliaient. Qu’allais-je faire lorsque j’aurai une migraine? Qu’allais-je prendre lorsque mes règles arrivaient? Mes mains allaient-telles se soigner toutes seules comme elles l’avaient fait tant de fois auparavant? Je me sentis déboussolée et complètement à la merci d’un guérisseur et d’un endroit que je connaissais à peine, sauf pour les quelques rencontres virtuelles en préparation au cours terrain

Ce terrain de terre rouge argileuse, souvent sec et poudreux, s’intégrait et se mélangeait à tous ceux qui parcouraient et habitaient ces paysages. Les plantes tout au long des chemins se retrouvaient saupoudrées et tâchées par des brumes d’argile qui poursuivaient les motos, les autos et les camions portant d’énormes troncs d’arbres. Même à pied, la terre se soulevait comme un souffle de rapé épicé, s’attachant et pénétrant tout ce qui était poreux, les blessures ouvertes, et les narines jusqu’à faire picoter le centre du cerveau. Mon visage que j’essuyais à la débarbouillette chaque soir me surprenait de sa couleur. Je n’étais pas bronzée, mais bel et bien recouverte de cette terre rouge qui m’inaugurait de ses particules épicées

Problématique et Approches Théoriques

Je me demandais, comment dans un endroit tel que celui-ci, est ce que la vitalité était-elle assurée, surtout lorsqu’une plaie se formait? Ce mélange des vies, des plantes et des éléments à travers de l’air me maintenait charmée, alerte, et inquiète (Ingold, 2015, p. 149). Comment est-ce que les gens évitaient et soignaient les infections? Et quel était le rôle du guérisseur dans le parcours entre la maladie et la santé, la vie et la mort? Taussig (1986) se réfère à cet espace entre la vie et la mort comme l’espace de la mort, ou the death space (p. 6). Cet espace est aussi décrit comme étant le seuil dont seul quelques-uns franchissent, un espace qui fait écho aux terreurs vécues durant la fièvre du caoutchouc au Putumayo, ainsi que les séances de guérison avec le yagé (p.4).

Amos Roger Kanaa, le guérisseur camerounais avec lequel nous allions passer notre séjour équilibrait les vitalités des patients, tels les humains comme les végétaux, à travers de nombreux éléments. En puisant de son alliance à la nature, Kanaa a été capable de soigner de nombreuses infections internes qui apparaissaient sur les pieds de quelques patients, ainsi qu’assurer la vitalité de l’arbre Djab dans la forêt de Bassinglèglè.

Afin de cultiver une bonne relation avec ceux qui allaient nous recevoir pendant trois semaines, je suivis le conseil offert dans les yeux de ma chèvre, « Quand tu vas chez le nganga prend toujours quelque chose sous ton bras » (Rosny, 1981, p. 336). Le guérisseur était ravi lorsque je lui offert un bouquet de cèdre cueilli chez moi. Les deux dansaient, réjouis par cette rencontre. Kanaa, charmé par les centaines d’arômes du cèdre, exclamait les possibilités de sa préparation.

Méthodes

Inspire par le texte Du dessin au dessein des plantes sauvages de Brunois (2002), c’est à travers le dessin ou les images que j’envisage l’exploration des enchevêtrements des vies sur le terrain au Cameroun. Bien que le dessin comme outil de recherche ethnographique et représentation ethnobotanique ait fait son apparition dans plusieurs études sur les plantes médicinales, seules quelques-uns, tels que Brunois, cherchent à mettre l’accent sur les correspondances entres les humains, la nature, les plantes, etc. (p. 24; 27). Cependant, il me semble qu’il y manque toujours l’histoire et les vécues qui accompagnent ses enchevêtrements, ce que je tente de rendre un peu plus visible à travers de ce travail, ces dessins.

Visions de Yagé et le mal de coeur de la forêt de Bassinglèglè

La conversation des personnages à la télévision résonne tout doucement dans la pièce où étaient suspendus nos hamacs. Nous étions environ 20 personnes à coucher dans cette salle ce soir-là; 10 élèves, ceux d’ARAM, et les doyens de l’antenne. Berçant en suspension entre mes camarades, je serre les yeux dans un effort d’ignorer la lumière fluorescente au plafond. J’écoute avec plaisir les susurrements de la forêt de Bassinglèglè. Les clics, les tiques, et les bourdonnements des insectes s’intensifient à chaque respiration et s’imposent peu à peu par-dessus les sons de la télévision.

L’expérience des vibrations fortes me rapporte des mémoires aux nuits de yagé en Colombie. Pour moi, ces sons et ces vibrations ne sont pas isolés du monde, elles sont toujours présentes, parfois plus subtils et parfois bourdonnant dans toute leurs intensités. Dans le texte ce que nous apporte le son : réflexion sur un champ en vibrations, Boudreault-Fournier introduit les sons comme faisant partie « du monde sonore » (p. 10). Cependant, et comme le mentionne Ingold (2007), ce concept du monde sonore, du « paysage sonore » isole l’expérience des sons des vibrations à celle du sens de l’ouïe, séparément d’autres sens (comme cité dans Boudreault-Fournier, 2019, p. 12). Les sons nous transpercent et nous bousculent, pouvant causer des maux de coeur et des visions durant les nuits de yagé mais aussi, là bercer dans des hamacs et les sons de la forêt de Bassinglèglè.

À ma droite, je sens un mouvement étrange, quelque chose n’allait pas. C’était Emmanuelle les bras croisés autour de son ventre, elle avait de la nausée. Sans arrière-pensées, je saute de mon hamac pour la rejoindre et l’accompagner dehors. Je ramasse rapidement mes remèdes et outils, essences de plantes médicinales de Inkal Awa à inspirer et réconforter, une lampe de poche pour éclairer le passage, mon ambil pour bonne mesure, et du papier de toilette en cas de vomissement, le kit essentiel des assistants des soirées de yagé. Ainsi, j’ai pu la réconforter un peu comme je l’avais appris à faire en Colombie.

Au retour à la salle, nous croissons Kanaa et Ange dehors de leur chambre.

– « Qu’est-ce qu’il y a? » nous demande Kanaa préoccupé.

– « Emmanuelle ne se sentait pas bien, elle a eu le goût de vomir, » je lui réponds.

Il nous donne signe d’entrer pour que Emmanuelle puisse se coucher sur un matelas à terre.

– « C’est le hamac qui donne le mal de coeur. Elle doit dormir ici, » dit Kanaa à Ange, « et tu vas rester ici avec elle, » me dit-il à moi.

– « Et toi, où dormiras-tu? » lui demande Ange.

– « Je ne vais pas dormir, » répond-il incontestablement.

Emmanuelle qui ne se sentait toujours pas bien et me demande faiblement pour un gravol.

Je pars rapidement à la recherche de la pastille anti-nausée dans un des sacs de la chambre où tout le monde semblait déjà dormir. De retour, je propose à Kanaa de jouer un peu de musique calmante pour aider faire endormir Emmanuelle.

Entre la pastille, la musique et le fait d’être couché près du sol, elle allait déjà mieux et s’endormait. À ses côtés et sans sommeil, il me vient à l’esprit que l’ambil pourrait m’aider avec la blessure sous le pied. Une connaissance traditionnelle qui m’avait été partagée disait que c’était utile pour sécher les blessures. En voilà une utilité qui avait échappé Taussig (1997) lors de sa rencontre avec des porteurs d’ambil dans Magic of State, là où il était tombé sous l’impression que les porteurs d’aujourd’hui avaient totalement abandonné la tradition et la sacralité qui accompagnait ce remède pâteux, s’en servant seulement pour s’intoxiquer (p. 29).

Je commence à appliquer l’ambil à mon pied, sachant très bien que Kanaa m’observait assis sur le fauteuil derrière mon épaule gauche.

– « Qu’est-ce que tu mets là? » me demande-t-il.

– « C’est du tabac avec du sel végétal. C’est pour sécher ça. » J’ai répondu en fixant des yeux le petit bobo sous mon petit orteil.

– « Tu as une blessure? Pourquoi tu ne me l’as pas dit? »

– « Je ne pensais pas que c’était quelque chose de grave. »

– « Non, il faut soigner ça tout de suite. On va te faire le pansement ».

Ange entre dans la pièce, il se met à parler rapidement en langue Basaa, probablement lui indiquant quelles plantes et traitement étaient nécessaires pour traiter la petite coupure que j’avais sous le pied. Ange ressort et Kanaa part à sa poursuite. Ils sont partis pour quelques minutes avant de revenir me chercher. Il me demande de prendre une serviette et de venir à la cuisine. Je retourne à la salle pour la troisième fois. Je cherche ma serviette à l’aide de ma lampe de poche et je me dépêchai à la cuisine. Je rencontre Félix en chemin dehors. Il cherchait à prendre une douche. Il avait tendance à prendre des douches nocturnes lui. Trucs d’insomniaque quoi. Je lui passe ma lampe de poche pour qu’il ait de quoi illuminer le chemin à la salle de bain sec.

Dans la cuisine, un seau d’eau chaude verdâtre m’attendait. Je m’assieds sur le petit banc et je place mon pied blessé dans l’eau. Que c’était chaud ! Kanaa commence à forter vigoureusement ma blessure. Il frottait et il frottait. Un peu plus de temps et je craignais qu’il déchirât la peau jusqu’à os. Maman Ange s’adresse à moi :

– « Il fallait nous dire ça, » me dit-elle.

– « Mais nous sommes en Afrique et il faut être brave, » je lui réponds.

Ils me jettent tous les deux un regard navré, Kanaa avec son expression sévère, mais tendre.

– « Ici nous sommes comme maman et papa, on est là pour prendre soins de vous, » me dit-elle.

C’est à ce moment-là que je ressens un grand soulagement. Nous étions entre de bonnes mains, les deux étaient là pour nous, le guérisseur prêt à guider le patient à travers l’espace de la mort, la peur de la maladie, jusqu’à la récupération, la santé. Pendant qu’il appliquait la pâte verte à la blessure, je leur commente que Katiana aussi était blessée au pied comme moi, et même pire. C’était à moi d’aller la réveiller de son sommeil pour qu’elle se fasse traiter à son tour. Après tant de va-et-vient à la salle, j’avais réussi à mémoriser les pas de dance entre les matelas, les sacs, les chaussures, et les cordes des hamacs. Mes pieds retrouvaient avec facilité le chemin jusqu’au hamac de Katiana. Je lui secoue légèrement le bras en lui chuchotant:

– « Katiana. Kanaa va te faire un traitement maintenant. »

– Elle me répond « Mmkay, » toujours somnolente.

Avec ma lampe de poche, j’illumine notre chemin à la cuisine, le site de guérison pendant cette nuit spontanée et fortuite.

Nous avions beaucoup parlé ce soir-là, de rien et de tout. Félix est même revenu nous joindre après sa douche, juste à temps pour en profiter des conseils d’amour de Sogol Kanaa et Maman Ange. Après une longue conversation sur les peines d’amour, et après avoir terminé le traitement à Katiana, Maman Ange qui dormait déjà assis sur son banc se fait entendre pour remettre la suite de ce thème passionnant au lendemain.

Nous quittons tous la cuisine à la recherche de nos hamacs, et avant d’aller me coucher, je jette un dernier coup d’oeil sur Emmanuelle qui dormait profondément désormais sous lumière qui éclairait toujours la chambre. Berçant à nouveau dans mon lit suspendu, je retombe dans les vibrations et les visions de la forêt de Bassinglèglè.

Réflexions sur les soins biomédicaux et traditionnels

Durant notre séjour, nous avions dit que les hôpitaux traitaient les corps comme des objets vides et que l’individu perdait tout pouvoir ou contrôle de son traitement de guérison. Nous avions aussi dit que le système biomédical dominait les soins d’urgences. Dans le cas des médecines traditionnelles observées au Cameroun, Sogol Kanaa, dans son processus spontané d’équilibrer les éléments chez les vivants, s’emparait du corps du patient et le guidait à travers des gestes à parcourir des traitements personnalisés.

À la suite des événements de la forêt de Bassinglegle, il est évident que les soins traditionnels sont à la hauteur et même surpassent les soins qu’offre la biomédecine. Les pansements qu’appliquaient Kanaa aux plaies et aux infections se soignaient à une vitesse accélérée. Le temps qu’il ait fallu à la pâte verte de se sécher, environ 10 minutes, était suffisant pour que la blessure commence à se refermer. Même à la suite de notre excursion en forêt et les bas humides, les blessures sous les orteils ne sont pas revenues, ni pour moi et ni pour Katiana.

Conclusion

De retour au Canada, j’aborde la préparation de mon remède d’écorce. J’écrase l’écorce au mortier et pilon et je respire les bouffées de particules soulevées dans l’air. C’est ce que m’avait prescrit Kanaa pour guérir mes problèmes de peau des mains et des pieds. Il disait que c’était dû à une surconsommation de sucre :

– « Il n’y a aucune crème qui va guérir ça. Ça, c’est dans le foie. »

Évidemment, le remède pour les amants des sucreries est une écorce terriblement amère, pulvérisée et mélangée avec du miel, non pour lui donner un goût plus sucré, mais simplement pour la rendre plus pâteuse puisque son amertume était incontournable.

Ceci ne faisait part que d’une partie de mon traitement reçue au Cameroun. J’ai dû ingérer des écorces fibreuses et amères à de nombreuses reprises durant notre sejour, et ceci sans posée de questions. Selon Kanaa, ces écorces ingérer serviraient à fortifier mes facultés d’analyse lors de mon parcours académique et professionnel tandis que l’écorce placée dans mon nombril lors de la promenade dans la forêt ancestrale de Bassinglèglè renforcerait ma connexion aux arbres, aux plantes, aux lianes; un renforcement de mon attention et ma sensibilité à la nature. Kanaa avait l’intention de faire en sorte que l’arbre nous reconnaissais, afin de nous accompagner tout au long de notre vie. Une sorte d’alliance entre nous et l’arbre choisi, ainsi qu’à ceux qui étaient enracinée aux alentours, à la forêt, à la nature. Bien entendu, si nous devions de notre chemin, l’arbre comme l’ancêtre des humains, pouvaient choisir de cesser de nous accorder ses bienfaits (Rosny, 1981, p.333).

De nombreux d’entre nous avions été liées à des arbres dans la forêt replantée et la forêt ancestrale de Bassinglèglè. Certains acceptaient volontairement ces connexions spontanées tandis que d’autres s’en approchaient plus prudemment. Kanaa, avec ses facultés de guérison auprès des vivants, tel sur le plan spirituel comme sur le plan physique, était essentiel à l’échange entre les arbres, les plantes, les éléments et le patient (Laplante et Kanaa (sous presse), p. 185). Depuis un jeune âge, Kanaa est doté d’une attention, d’une sensibilité qui lui permet de sentir les appels des plantes autour de lui. Ceci fait partie des facultés qu’il entretient grâce à un cheminement proche à la nature, à l’environnement et aux éléments (Ingold, 2012, p. 185). Tout de même, une partie de la guérison provient aussi de la volonté du patient à cultiver, combler et poursuivre le travail, le traitement qui lui est demandé

Dès le premier jour chez ARAM, Kanaa m’avait demandé ce que je voulais faire en anthropologie. Avant même de pouvoir lui répondre, il s’est mis à m’explique que comme guérisseur et anthropologue nous avons le devoir de rendre visible aux autres les pratiques et les alliances à la nature, afin de pouvoir la guérir et nous guérir aussi. C’était une belle proposition comme mission pour les guérisseurs et les anthropologues, une mission que j’envisageais déjà possible à travers des images et des histoires en lien avec la médecine. Si elle était bien entretenue, la connexion et l’attention à la nature devait nous accompagner durant notre cheminement personnel, professionnel et académique une fois de retour en Amérique du Nord, et pour les années à venir.

Bibliographie

Boudreault-Fournier. (2019). Ce que nous apporte le son : Réflexions sur un champ en vibrations. Anthropologie et sociétés, 43(1), 9–.

Brunois. (2002). Du dessin au dessein des plantes sauvages. Journal de La Société Des Océanistes, 114-115, 23–38.

Ingold. (2015). The Life of Lines. Taylor and Francis.

______ (2012). Culture, nature et environnement. Tracés (Lyons, France), 22, 169–187.

Laplante et Kanaa. (sous presses) La joie de Bassinglèglè. Appel des plantes. Anthropologie et sociétés.

Rosny. (1981). Les yeux de ma chèvre : sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Cameroun). Plon.

Taussig. (1997). The Magic of the State. Routledge.

_______ (1986). Shamanism, colonialism, and the wild man: a study in terror and healing. University of Chicago Press.